42.
Les murs menaçaient de s’effondrer, les boiseries étaient rongées et les peintures écaillées.
— Cette maison n’est pas en excellent état, reconnut Néfer, mais elle présente l’avantage inestimable d’avoir été construite dans le village.
L’argument n’apaisa pas la colère de Paneb.
— Je veux voir immédiatement le scribe de la Tombe.
Sans se préoccuper des conséquences de sa démarche, le jeune colosse remonta la rue à vive allure et il pénétra dans la salle d’audience de Kenhir où ce dernier, assis sur une natte, déroulait un papyrus comptable.
— C’est vous qui m’avez attribué une masure inhabitable ?
Le scribe de la Tombe ne leva pas les yeux et continua à lire.
— Tu es bien l’apprenti Paneb ?
— C’est bien moi, et j’exige d’être correctement logé.
— Ici, gamin, un apprenti n’exige rien. Il écoute et il obéit. Vu ton caractère, tu auras beaucoup de mal à réussir, et ton chef d’équipe ne tardera pas à demander ton exclusion. Je serai le premier à lui donner raison.
— Ne dois-je pas être traité comme les autres artisans ? Eux, ils disposent d’un logement convenable !
— Pour le moment, tu n’es rien du tout. La confrérie t’a initié à tes premiers devoirs, mais qu’as-tu compris à la cérémonie ? Tu n’as même pas passé une seule journée dans le village et tu veux être installé comme un notable ! Mais pour qui te prends-tu ? Tu croyais peut-être que, sur ta bonne mine, on t’offrirait une superbe demeure, luxueusement meublée, avec une cave remplie de grands crus... Ignores-tu que tous tes collègues ont bâti ou réparé leur maison, sans gémir et sans protester ? Bénéficier d’un emplacement et de quelques murs, même branlants, c’est déjà une chance extraordinaire dont rêvent des centaines de candidats malheureux. Et toi, tu oses te plaindre ! À la vanité, tu ajoutes la bêtise.
Avec précaution, Kenhir continua à dérouler le papyrus tout en jetant un œil aux chiffres qui y étaient inscrits.
Paneb bouillonnait, hésitant à s’emparer du scribe, à le jeter hors de sa tanière et à saccager son matériel.
— Tu es encore là, apprenti ? Tu ferais mieux de rendre ta masure habitable, car personne ne t’aidera. Dans une confrérie comme la nôtre, celui qui n’est pas autonome n’a pas sa place.
Paneb tourna les talons, Kenhir respira mieux. Si le jeune colosse avait cédé à la colère, comment le scribe lui aurait-il résisté ?
Les marches du petit escalier de pierre menant de la rue au seuil de la première pièce étaient usées. À l’exception des assises inférieures de pierre qui avaient résisté au temps, le reste du gros œuvre, en briques sèches, était à reconstruire. Quant aux poutres, elles avaient tant souffert qu’il valait mieux les changer, À l’évidence, la masure n’avait pas été habitée depuis de nombreuses années, et il fallait d’abord la nettoyer de fond en comble.
Mais le discours du scribe de la Tombe avait plu à Paneb l’Ardent, et il venait de prendre conscience que cette ruine était sa première maison. Soudain, elle lui parut plus belle qu’un palais.
— Je suis prêt à t’aider, lui dit Néfer.
— D’après Kenhir, c’est interdit.
— Il y a la coutume, mais il y a aussi l’amitié.
— Je respecterai la coutume et je m’occuperai seul de la restauration.
— Certains aspects techniques risquent de t’échapper.
— Je commettrai des erreurs, mais ce sera mon chantier. En revanche, si tu m’invitais à déjeuner, je ne dirais pas non.
— As-tu supposé un seul instant que Claire t’avait oublié ?
Si la façade de la demeure attribuée à Néfer faisait illusion, l’intérieur exigeait une réfection complète. Il avait juste eu le temps d’aménager une petite cuisine où Claire préparait du bœuf bouilli et des lentilles au cumin. Les fumées s’évacuaient par un trou rond percé dans le toit.
Une nouvelle fois, Paneb fut frappé par l’extraordinaire beauté de la jeune femme dont le sourire lumineux obligeait les plus revêches à se montrer aimables.
— Bien que nous n’ayons pas encore de sièges, sois le bienvenu chez nous ! Je suis certaine que ta magnifique propriété t’a enthousiasmé.
Paneb éclata de rire.
— Tu me connais bien, Claire ! Hier, je dormais à la belle étoile ; aujourd’hui, je risque de périr écrasé sous le poids de vieilles briques qui s’écrouleront sur ma carcasse. Mais enfin, je suis ici, avec vous... et je meurs de faim !
Paneb l’Ardent dégusta le meilleur repas de sa jeune existence. Le pain était croustillant, la viande goûteuse, les lentilles moelleuses et la bière suave. Un fromage de chèvre compléta le festin.
— Demain matin, dit Claire, tu iras chercher tes rations.
— On mange comme ça tous les jours ?
— Beaucoup mieux lors des fêtes.
— Je comprends pourquoi il est si difficile d’entrer dans cette confrérie ! Un logement gratuit, de la nourriture à profusion, un métier passionnant... J’ai découvert le paradis sur terre.
— Sois quand même prudent, recommanda Néfer ; il est très difficile d’y entrer, en effet, mais très facile d’en sortir. Si ton chef d’équipe est mécontent de toi, ce n’est pas Kenhir qui te soutiendra. À eux deux, ils obtiendront ton renvoi immédiat.
— Comment t’entends-tu avec Neb l’Accompli ?
— C’est un homme rude, autoritaire, qui ne tolère aucune imperfection dans le travail. Pour être sincère, il ne t’apprécie pas beaucoup et il ne te permettra aucun écart.
— Est-il possible de passer dans l’autre équipe ?
— Je te déconseille d’entreprendre cette démarche. Elle déplaira fortement aux deux chefs d’équipe, et Kaha sera encore plus intransigeant que Neb l’Accompli.
— Entendu, je livrerai combat.
— Pourquoi entrevoir les rapports hiérarchiques comme une guerre ? interrogea Claire.
La question surprit Ardent.
— Il faut lutter à chaque instant, ici comme ailleurs. Le chef d’équipe tentera de me briser, il échouera.
— Et si son intention consistait à te former pour que tu accomplisses des œuvres majeures ?
— Je suis jeune, Claire, mais je n’ai plus aucune illusion. Entre les êtres, il n’existe que des rapports de force.
— Oublierais-tu l’amour ?
Paneb fixa son écuelle.
— Toi et Néfer, vous êtes un couple exceptionnel, mais vous ne pouvez pas servir de modèle. Tu es prêtresse d’Hathor, n’est-ce pas ?
— Depuis mon initiation, dit la jeune femme, je me rends à son oratoire chaque jour et je prépare les offrandes qui doivent être déposées sur les autels, dans le temple et dans les chapelles des tombes comme dans chaque maison. Au village, la vie est différente. Il y a des couples, des célibataires, des enfants, mais nos demeures sont aussi des sanctuaires et il n’existe d’autres prêtres et d’autres prêtresses que les artisans et leurs épouses. Dans nos fonctions respectives, le quotidien n’est pas séparé du sacré, et c’est la raison pour laquelle j’ai eu l’impression de sentir battre l’un des cœurs secrets de l’Égypte à l’abri des murs de ce village. Il nous est proposé d’expérimenter le mystère, d’en goûter la saveur, d’écouter sa musique, et ce destin-là nous appartient.
— À condition que les chefs d’équipe le veuillent bien...
— J’habite ici depuis peu de temps, ajouta Claire, mais je sais déjà que la persévérance est une vertu essentielle pour percevoir les lois invisibles de la Place de Vérité. Elle est une mère généreuse qui donne sans compter, mais notre cœur est-il assez ouvert pour l’accueillir ?
Les paroles de la jeune femme bouleversèrent Paneb l’Ardent. Elles déchirèrent un voile qui obscurcissait son regard et que l’initiation elle-même avait laissé intact. Bien qu’il eût entendu l’appel, il n’imaginait pas que ce modeste village fût un monde aussi vaste et qu’il contînt autant de trésors dont la véritable nature lui échappait encore.
— Dors-tu ici cette nuit ? questionna Néfer.
— Non, je dois m’occuper de ma maison. Sinon, Claire et toi aurez honte de moi.
— Je te répète que mon aide t’est acquise.
— Si je ne réussis pas seul, c’est moi qui aurai honte de ma médiocrité. J’avoue être idiot, par moments, mais j’ai quand même compris que la remise en état de cette masure était ma première épreuve.